Tandis que le championnat 2020-2021 va reprendre dans un contexte sanitaire toujours inquiétant et avec des huis clos généralisés, le président de l’US Ivry Handball, François Lequeux se livre à une longue interview où il évoque les dossiers brûlants du moment. Handball, modèle, droits télé, sport français en général, tout est passé en revue.

François, le championnat va reprendre dans un contexte sanitaire préoccupant et une situation de huis clos. Quel regard portez-vous sur les décisions prises ?

Je pense qu’il y a une grande hypocrisie autour de la reprise du championnat en général, car celui-ci n’a que peu de sens et n’aura aucune valeur dans le temps. On nous a demandé de nous positionner mais c’était un non-choix. Le championnat continue, dont acte. 

En ce qui concerne la formule du championnat, qui se poursuit comme lors du premier quart de la saison, est-ce, à l’usage, un bon choix ?

La formule utilisée depuis le début avait dans son protocole pas mal de trous dans la raquette et nous en avons subi quelques-uns. Quand on impose à un club comme le nôtre, d’être en demie-jauge, de ne pas avoir de buvette, de ne pas avoir d’espace partenaires, c’est assez dérangeant. Ce qui nous a été imposé sur un match comme celui face au PSG a été un « huis clos économique » et le refus de report de la LNH est regrettable. Si sportivement les pronostics ne sont pas toujours en notre faveur, alors même que nous sommes capables de battre quasiment toutes les équipes de ce championnat, c’est avant tout un rendez-vous qui doit être une fête du handball. Et l’occasion de travailler sur un match de gala qui compte dans notre budget. Jouer une équipe tête d’affiche à domicile avec deux fois moins de public, sans buvette et sans espace partenaires ce n’est clairement plus la même chose.

Il y a une forme d’inégalité concernant les traitements des équipes selon vous ?

Le championnat est constamment facilité pour les équipes comme le PSG, Nantes et les autres Européens – afin de les aider à franchir toutes les étapes – avec des positionnements de matchs qui peuvent ne pas nous arranger économiquement. Si derrière il n’y a pas de retombées pour les autres clubs ça n’a plus aucun intérêt.

Pour les semaines à venir, les rencontres vont donc se poursuivre avec un huis clos total…

Nous allons continuer dans la formule actuelle pour ne pas passer au plan B. Nous allons tout mettre en œuvre pour que cela se passe bien et disputer le plus grand nombre de matchs possibles. Mais je ne suis pas sûr que nous arrivions à faire les 30 parties prévues jusqu’en juin. Entre les cas covid qui viennent perturber le bon déroulement des journées et toutes les blessures qui sont liées à la situation exceptionnelle, ce ne sera pas simple. Surtout que sur le plan sanitaire, il faut être très prudents : il y a des complications qui peuvent être liées au virus et il y a aussi la dimension psychologique avec des impacts difficiles à mesurer encore. Cela risque de laisser des traces importantes dans les années à venir. Et pourtant ce n’est pas faute, du côté des staffs, d’avoir mis un maximum de choses en place pour prévenir les potentielles blessures ou les baisses de régime.

Vous avez porté ces messages auprès de la LNH. Quelles ont été les réactions ?

Je pense que tout le monde a un peu conscience que les solutions ne sont pas là. Mais nous sommes, pour le moment, enfermés dans une logique, dans des dogmes, dans une forme de diktat qui sont ceux de la compétition absolue. À partir du moment où nous ne changeons pas nos paradigmes et que nous nous obligeons à être dans une unique logique de concurrence, nous ne pourrons pas avancer sereinement. Aujourd’hui, vraiment, se demander qui va arriver 1er, 2e, etc, c’est un peu ridicule à mon sens. Si nous ne sécurisons pas les clubs sportivement, ça ne marchera pas. Nous avons une ligue « audacieuse » et « innovante », c’est bien, il y a des choses qui bougent, mais ce dont nous avons besoin, c’est d’une ligue solidaire.

Générons des solidarités économiques ! Pour sécuriser économiquement les clubs il faut les sécuriser sportivement. Si ça n’est pas le cas, il y aura toujours une arrière-pensée disant : « il faut absolument battre le voisin pour s’en sortir. » Il ne faut pas des « gagnants » et des « perdants », car la ligne d’arrivée est encore très loin et il faut que nous soyons tous sur celle-ci. Il faut dépasser ces petits enjeux de prendre 2 points à droite ou à gauche. 

Il faudrait passer à une ligue fermée cette saison ?

Cette année, le championnat ne peut pas avoir de sens, l’important, c’est surtout de jouer. Faisons en sorte que tous les matchs mis en œuvre soient des fêtes pour le handball. Générons des temps de communication en commun, peut-être que les staffs des équipes pourraient se rencontrer en visio, travailler sur des échanges techniques, construire des interviews croisées ensemble et avec les capitaines. Soyons inventifs et audacieux ! Il nous faut montrer ce spectacle autrement car nous voyons bien que les matchs, cette année, manqueront d’équité sportive. Il y a notamment des équipes qui se sont déplacées alors qu’elles étaient très affaiblies. Si nous avions appliqué le protocole à la lettre, Montpellier aurait été obligé de venir jouer chez nous. C’était ridicule qu’ils viennent. Si la COC avait appliqué le protocole et avait obligé Montpellier à jouer le match, comme ils avaient encore des cas positifs de covid, j’aurais demandé le report parce que nous étions sous huis clos et avions la possibilité de demander ce report.

Faut-il profiter de ce temps à part pour repenser le modèle du handball français ?

Oui je le pense. Profitons de la pandémie et de la crise qu’elle génère pour réinventer nos modèles de développement. Il est grand temps de faire preuve de résilience. Non il n’y a pas un seul modèle de développement mais bien une multitude de réalités locales, une multitude de stratégies de club à avoir.

C’est le moment de voir si les stratégies économiques actuelles sont les bonnes. Si on prend l’exemple de la « super Arena », ce dogme est en train de se fracasser sur la réalité d’aujourd’hui. C’est même devenu inconséquent dans la période que nous traversons. Et dire que c’est inconséquent, c’est rester poli car nous sommes désormais obligés de moduler le championnat dans des largeurs improbables. Et notre compétition ne ressemble plus à rien puisque nous jouons du mercredi au dimanche parce qu’il fallait modifier nos dates afin que ces grandes salles puissent recevoir d’autres spectacles. Aujourd’hui, des clubs qui se sont beaucoup développés via la billetterie sont dans des situations économiques catastrophiques. Il y a des clubs aussi qui, pour pouvoir être compétitifs, ont fait des dépenses en masse salariale qui sont inadaptées à la période. 

La saison passée, ce n’est un secret pour personne, nous étions en discussion avec Luc Abalo car nous savions qu’il terminait son contrat au PSG. Pour nous, c’était une évidence d’essayer de le retrouver au club pour son dernier cycle de jeu. Nous avions envie qu’il puisse faire un dernier tour de piste à Delaune, transmettre son expérience car il a grandi et été formé ici, il était de l’aventure du dernier titre de 2007… C’était un doux rêve mais il s’est fracassé sur la réalité du confinement et de la crise économique. Il y a des clubs qui n’ont pas eu cette sagesse dans leur recrutement, je pense, et qui sont en grande difficulté économique. Il y a des enseignements à tirer de cela.

Quelle est la voie de l’US Ivry Handball ?

À Ivry, le handball, nous le concevons autrement. Le handball est notre bien commun, c’est notre patrimoine et il appartient aux Ivryens, aux Val-de-Marnais. À partir du moment où on fait du sport un bien privé, au nom de sociétés qui ne sont là que pour leur image, que cela ne sert que des stratégies de personnes qui ne sont là que pour se construire des carrières, on perd de vue l’essentiel. Ce fameux bien commun. 

Et de notre côté, l’ancrage local, ce n’est pas une excuse pour aller chercher des subventions, c’est un engagement. Quand nous savons que dans notre équipe, il y a 3 joueurs qui ont découvert le hand, en même temps, dans la même école primaire, grâce aux actions de l’US Ivry Handball et qui jouent désormais en première division, nous sommes dans le concret. Il n’y a pas un seul autre club qui génère ça en France. Le hand doit exister au-delà des paillettes, à travers un intérêt public. C’est pour cela que nous avançons aussi sur notre passage en société, avec cette idée de coopérative qui est pour nous de plus en plus une évidence. Si le sport professionnel est dans une bulle, il se coupe de tout. 

On a l’impression que le sport pro coûte que coûte n’a pas de sens pour vous…

Honnêtement, c’est guignolesque d’assister, à la télé, à des matchs de foot auxquels on adjoint des bandes son qui sortent de nulle part. Même chose pour l’ersatz de Tour de France – que j’adore pourtant – auquel on a assisté. Je crois qu’il faut vraiment réinventer le sport pro. Si le sport n’est plus une fête partagée par le plus grand nombre, il n’a aucune raison d’être. Prenons le temps de prendre de la hauteur, de regarder de plus près nos développements… pour aller plus loin.

Dans les développements, celui de la médiatisation est important. La prolongation avec beIN Sports a été bienvenue dans ce contexte, non ?

Il faut considérer l’association avec beIN comme une transition. Moi j’avais proposé à la LNH que ces droits soient retirés des budgets des clubs et qu’ils soient complètement investis dans le développement d’un outil pour construire l’avenir. Ça n’a pas été retenu. Mais si nous le faisions sur les droits des deux prochaines années, nous aurions les moyens de nous doter d’un outil performant pour la suite.

Le sport pro est la locomotive du sport amateur. Quelle est la situation pour ce pan important de l’US Ivry Handball ?

Nous sommes un club d’intérêt public, il n’y a donc pas que les pros qui importent pour nous. Le club est une entité globale et nous sommes actuellement très tristes car nos sections amateurs ne peuvent évidemment plus s’entraîner. C’est une génération de joueurs et joueuses qui prend du retard dans ses apprentissages et des moments partagés ensemble qui s’envolent. C’est très compliqué parce qu’il faut réussir à garder du lien, inventer des nouvelles choses pour garder un maximum de monde sur le pont, sensibiliser à ce qu’il se passe aujourd’hui. Et je peux vous assurer que quand vous êtes en responsabilité d’un club de près de 500 personnes, la pandémie, elle vous touche de très près. Il y a des morts parmi des gens qui sont autour du club, des gens malades. Nous vivons une période très très dure. J’ai une pensée pour ceux qui se battent ; c’est éprouvant pour tout le monde. L’important, aujourd’hui, c’est d’essayer de faire passer les messages de prévention, avec nos moyens, nos réseaux. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un grand manque. On essaye aussi de penser l’après, aux retrouvailles. J’espère qu’il y aura bientôt beaucoup de grands moments en commun tels que la journée du handball ivryen, la fête de la ville d’Ivry. J’espère que nous pourrons vite retrouver nos licenciés aux matchs pour que nous ayons nos temps de convergences. La convergence, c’est un mot qui correspond bien à Ivry. À Delaune, convergent les amoureux du hand et d’une culture commune.

Y’a-t-il une inquiétude concernant la pérennité du club ?

Nous avons subi une baisse de nos licenciés, moindre qu’ailleurs je pense, car nous sommes aux alentours de 16 % alors que c’est de – 25 et – 35 % ailleurs. L’exposition médiatique aide sur ce point tout comme les habitudes et le sport de performance qui est pratiqué ici. Le premier réflexe, pour certains, dans ce type de situation, c’est de dire : « je veux être remboursé ». On peut considérer les choses comme ça… mais il faut savoir comment le coût d’une licence est répartie, la part club une fois les déductions faites des dépenses engagées reste faible (maillots, shorts…). La part des instances et tout particulièrement celle de la fédération reste élevée et sur ce point nous n’avons pas de levier.

Et ne perdons pas de vue que le hand, à l’US Ivry particulièrement, ça n’est pas qu’un service, c’est plus que ça. Nous sommes un club citoyen, solidaire, nous essayons d’être de plus en plus éco-responsables. Nous sommes acteurs du vivre ensemble, acteurs de ces moments de partage. La formation est au cœur du club, mais pas seulement pour la performance : nous avons énormément de jeunes qui découvrent les métiers liés au sport. Il y a beaucoup de vocations de kinés, d’ostéopathes, de journalistes, de médecins, de profs d’EPS qui sont nées à Delaune. C’est un club qui est ancré là-dedans, notre sport va au-delà de l’économie du secteur professionnel, au-delà des simples matchs du secteur amateur, il y a quelque chose qui n’est pas quantifiable, une part d’épanouissement de chacun, une part de vie.

L’USI est moins affectée que d’autres clubs pros ?

Je tiens d’abord à saluer le travail effectué avant moi, notamment par Marc-Olivier Albertini et toute l’équipe. Dans la continuité, nous avons conservé l’utilisation d’outils mis en place sur la rigueur économique que nous devons avoir. Nous ne nous sommes jamais emballés et nous avons toujours eu une gestion très rigoureuse. Alors que nous disputons notre 63e saison en D1, nous n’avons jamais eu de retards dans les paiements de salaires, nous avons toujours été au rendez-vous des engagements pris. Cette gestion sérieuse implique que nous n’ayons jamais fait de folies : nous ne vivons pas à crédits, nous n’avons pas de masse salariale démentielle. 

Pourtant cela n’empêche pas d’être inquiet dans la relation aux partenaires, sur la capacité des collectivités à accompagner les clubs dans le temps. Sur les deux prochaines années, ça ira, mais je suis plus inquiet à long terme parce que les budgets des collectivités sont désormais très difficiles à boucler. Et qu’il va y avoir des engagements liés au covid qui vont déséquilibrer en profondeur les collectivités et de facto les activités associatives. Après je suis rassuré par le club tel qu’il est. 

Notre modèle économique est solide dans la tempête car nous n’avons jamais eu les yeux plus gros que le ventre. À l’image de notre équipe qui est jeune et enthousiaste, nous avons aussi une équipe, en dehors du terrain, qui est dynamique et force de propositions.

Cela doit rassurer les joueurs…

Je ne sais pas s’ils sont rassurés, car nous vivons vraiment une période qui provoque beaucoup d’incertitudes, mais ce qui est certain, c’est que de notre côté, nous faisons tout pour qu’ils soient sécurisés et qu’ils se sentent bien. Aujourd’hui, les stages à la montagne, les moments balnéo, ce sont des choses qui ne sont pas possibles, mais nous travaillons sur d’autres détails matériels. Nous allons par exemple aménager des endroits pour que les joueurs se sentent mieux. Un détail qui peut paraître anodin : nous venons d’installer un babyfoot pour les joueurs. Et ils sont aussi sensibles à cela. Je prends souvent le temps de parler avec ceux qui sont passés par le club (ils et elles sont nombreux) et ce qui revient dans les conversations, c’est qu’à Ivry, il y a des attentions qui, cumulées, font que l’ambiance qui y règne n’a pas de prix. Nous voulons continuer à avoir ces intentions les uns envers les autres. 

C’est avec ça que l’on bâtit des collectifs différents ?

Nous avons vu des belles choses de la part de l’équipe depuis le début de saison. Je pense que nous pouvons regretter notre match face à Dunkerque, mais cela fait partie d’une saison. J’espère que nous aurons moins de regrets sur la suite. Ce dont je suis heureux, c’est que les joueurs ont su se retrouver sur cette préparation, ils se sont saisis des outils mis à disposition. Les nouveaux s’intègrent parfaitement, à l’image de Ruben Rio qui parle déjà pas mal de mots de français et qui d’ici 6 mois devrait être nickel. C’est un signe fort dans la vie d’un groupe ! 

Surtout il y a des grosses satisfactions avec Mate Sunjic comme capitaine et gardien titulaire, Léo Martinez, vice-capitaine, qui a pris un sacré volume comme demi-centre et passé une nouvelle étape. Il a un jeu qui correspond à l’enthousiasme et l’engagement que nous voulons mettre. Nous avons peu vu nos Scandinaves pour le moment, alors qu’ils sont potentiellement les titulaires sur les bases arrières droites et gauches. C’est dire, puisque les autres joueurs ont montré des très bonnes choses eux aussi. Et si sans eux, nous arrivons à faire des belles choses, nous pouvons espérer encore plus de stabilité et de bons moments sur le terrain ensuite. Nous pouvons faire de cette saison, de cette traversée de tempête, quelque chose de fondateur. J’ai envie d’avoir un maximum de ces joueurs avec nous la saison prochaine d’autant que je sens que l’équipe est prête à relever le défi sportif qui se présente. Il y a une soif de terrain, une envie, mais il est vrai que la situation génère un climat anxiogène.

La période n’est pas adéquate pour pratiquer du haut niveau, pour faire ce que le handball de performance doit être : un spectacle sportif, un lieu de convergence pour tous les acteurs – supporters, licenciés, partenaires –. Nous avons déjà été touché par une première vague de covid. Il n’y a pas eu de choses graves, il n’y a pas eu de malades. J’espère que nous n’allons pas être touché par une 2e vague et que nous allons pouvoir mener cette saison inédite à son terme.